Broken bottles under children’s feet.
Toutes les rues se ressemblaient dans les boyaux de Short Strand. Le même motif d’asphalte malmenée et de briques de feu s’y répétait à l’infini, à perte de vue, jusqu’à étourdir et donner la nausée. Qui n’entendait rien au quartier se perdait aisément dans ce tableau monotone, ce dédale d’allées grises et rouges cerclé de murs immondes qu’on viendrait renforcer avec les années, élever davantage jusqu’à ce qu’ils grattent le ciel et broyent les rêves des gosses qui se trouvaient derrière. Llewyn, gamine, lorsqu’elle s’allongeait sur le macadam, ne voyait du monde que les maisons semblables à des dents orangées qui mâchaient les nuages et les grilles métalliques trop hautes qui les griffaient.
La demeure familiale ne tranchait guère de celle du voisin : des briques aux couleurs automnales, des portes blanches assorties aux fenêtres, des tuiles grises et râpeuses, un petit carré faisant office de jardin, de hautes palissades de bois pour délimiter les terrains, et pour couronner le tout, une haine viscérale de celui qui se trouvait de l’autre côté des murs de la paix. Ironiquement, de paix, Short Strand n’en avait plus vu la moindre couleur depuis des décennies, la dernière tentative chaotique de renouer les liens entre les communautés nord-irlandaises s’étant résolue à grands renforts de mâchoires éclatées sur les trottoirs et de morceaux de ferraille projetés au-dessus des barrières. On ne distinguait finalement son habitation de la suivante que par les nombreux trous, si caractéristiques, qui crevaient violemment les façades comme autant de cicatrices permettant de les identifier. La hargne, les clous et les cocktails molotovs laissaient des stigmates uniques qui donnaient au quartier ce cachet prenant d’authenticité qui seyait si bien les zones de conflits de Belfast. Ici, on était rancunier, c’était dire catholique nationaliste.
Llewyn était née dans l’une de ces maisons trouées par les protestants, au pied du mur qui séparait Bryson Street et le reste de l’enclave catholique des quartiers unionistes. Petite, de la fenêtre couverte d’un grillage aux mailles serrées de sa chambre, elle pouvait apercevoir les toits rivaux qui disparaîtraient quelques années plus tard, quand la ville et le gouvernement décideraient d’installer un étage de plus aux barricades déjà trop hautes supposées retenir la violence qui scindait la population. Mais les habitants de la rue ne se laisseraient jamais intimider par l’ombre que projetaient successivement la pierre, la taule et les grilles surplombées de barbelés. Si jeunes qu’ils étaient, ses frères et elles, ils apprirent à viser toujours plus haut, non pour toucher les étoiles et leurs rêves de gosses, mais pour que leurs projectiles passent au-delà de cet obstacle qui faisait pourtant cinq fois leur taille. La haine du voisin coulait dans leurs veines comme une tare génétique et leur donnait la force de ces athlètes qui lançaient leurs poids si haut qu’ils disparaissaient, happés par le soleil. En d’autres circonstances, les gamins Oswell auraient pu accumuler les médailles olympiques. Mais ils ne collectionnèrent jamais que les bleus, les trophées de batailles, les arrestations, les gifles de Vina, du temps où elle était encore leur mère.
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Vina était une jolie chose, une vagabonde au visage rond et aux yeux bruns, au sourire doux et aux lèvres pleines, aux joues et au nez constellés de taches, qu’on avait mariée en dehors de la communauté romanichelle dont elle était originaire pour n’avoir pas à se soumettre aux règles de dots imposées par les coutumes des Travellers. Elle avait abandonné les routes pour se confiner derrières les hauts murs de Short Strand, s’installant avec un homme qui s’intéresserait davantage à la cause de son peuple qu’à sa famille, mais à qui elle donnerait pourtant cinq enfants avant de capituler.
Ailbhe naquit ainsi en mai dix-neuf-cent quatre-vingt neuf, faisant brièvement la fierté de Cian qui s’en détourna somme toute rapidement pour retourner à l’Armée républicaine irlandaise provisoire qui l’appelait corps et âme, bien plus que ses devoirs de père. Les conflits de l’autre côté des murs gagnaient en ampleur, et si la Cause ne justifiait pas l’absence, elle n’en était pas moins la responsable. Vina, pourtant, n’en tiendrait jamais rigueur à son mari. Son sourire ne se teinterait de nostalgie que parce qu’elle comprenait, mieux que quiconque, l’urgence du besoin d’autre chose, d’ailleurs.
Les petites victoires des nationalistes qui formeraient un jour la True IRA se soldaient chaque fois en célébrations qui secouaient l’enclave catholique de l’est de la ville. Llewyn vit le jour neuf mois après une soirée du troisième bataillon de la brigade de Belfast qui fêtait dignement l’explosion de quatre bombes dans les quartiers unionistes, à quelques jours d’intervalle du deuxième enfant des voisins, et de ceux quatre maisons plus loin. Le troisième bambin de la fratrie, Tadgh, suivrait au printemps dix-neuf-cent quatre-vingt douze, puis viendrait Rhys, deux ans plus tard. Ce jour-là, quatre femmes de Short Strand accouchèrent à la clinique la plus proche. Deux leur succédèrent, et une après elles. On se battrait, une fois les petits en âge, pour l’organisation des fêtes et goûters d’anniversaire.
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La lueur malicieuse qui éclairait avec tant de douceur les prunelles de Vina ternissait à mesure que les murs de la paix s’élevaient plus haut, trop haut. Siobhan, la petite fille qu’elle mit au monde en septembre dix-neuf-cent quatre-vingt-dix-huit ne suffit pas à rendre à la Traveller l’envie de se battre contre ses instincts et sa nature. L’enclave de Short Strand l’oppressait depuis trop longtemps pour qu’elle se sente encore exister, et Bryson Street, si monotone malgré ses briques rouges, égrisait lentement son esprit. Elle ne résolut pas de quitter Belfast pour fuir la violence, les conflits, les pluies de clous et de flammes, mais bien par besoin de retrouver la vie nomade qui lui manquait tant. Égoïstement, la jeune femme ne songea pas un seul instant à emmener dans sa fuite ses cinq gamins ou son époux. Ce n’était pas qu’elle les haïssait ou que ses sentiments pour Cian s’étiolaient - ce dernier n’aurait de toute manière jamais quitté l’IRA. C’était que l’amour inconditionnel qu’elle portait à la route qui l’avait vue grandir surpassait celui qu’elle pouvait offrir à ses enfants. Aussi plia-t-elle bagage à l’automne dix-neuf-cent quatre-vingt-dix-neuf, peu après que la cadette ait soufflé sa première bougie.
Alignés en rang d’oignons dans l’entrée, Siobhan lovée dans les bras d’Ailbhe, les gamins attendirent sagement que leur génitrice les embrasse une dernière fois avant de retourner à sa vie antérieure. Elle couvrit leurs joues tachées de baisers pour effacer les sillons salins qu’y laissaient les larmes, assurant qu’ils se reverraient plusieurs fois l’an, qu’elle serait toujours leur mère, qu’importe la distance, berçant Llewyn d’encouragements en shelta, lui faisant jurer qu’elle prendrait sa suite, lui rappelant combien elle était forte, et comme elle avait toujours pris soin de ses frères et sœurs malgré son jeune âge.
La petite serra les dents, serra les poings, hocha la tête, ravalant les sanglots qui menaçaient d’éclater pour ne pas inquiéter le reste de la fratrie. Et elle se promit, ce jour-là, de n’être jamais cette femme qui délaissait les siens parce qu’elle ne supportait pas les murs.
Cian, s’il tenta maladroitement d’assumer ses responsabilités de père les premiers temps, abandonna bien vite ses efforts, lassé d’achopper sur d’invisibles obstacles qui l’éloignaient de la figure patriarcale. Il ne se contenterait plus que d’être l’ombre qu’il avait toujours été, se plongeant un peu plus dans l’armée nationaliste irlandaise pour échapper, sans doute, à la culpabilité qui devait lui ronger l’âme. Et Llewyn, gamine curieuse, maline et intelligente, petite terrible vivant avec le besoin viscéral de découvrir le monde et ses limites pour les franchir et les briser, se retrouva, trop jeune, maître d’un bateau qu’il lui fallut tenir durement pour ne pas le voir sombrer. Elle abandonna son enfance, comme Vina les avait abandonnés, pour se consacrer à sa famille déconstruite autour de laquelle elle érigerait des murs, des années durant. Pour les protéger, pour se préserver, pour les garder ensemble.
We don't need no education.
Si l’absence de Vina fut compensée par la force de caractère de Llewyn, celle de Cian, qui ne sut jamais s’occuper de ses enfants, laissa malgré tout un creux dans la poitrine des Oswell ; et l’ainée des filles souffrirait longtemps de n’avoir pour père qu’un homme dédié à une cause plus importante que ses propres gamins. La petite lui en voudrait tant qu’elle mettrait son âme à le repousser en prouvant que la fratrie n’avait pas besoin de lui. Elle s’affairerait à être les fondations solides sur lesquelles reposait la famille quand leur géniteur ne jouerait que les vaches à lait, et certainement pas la meilleure de Short Strand. Toute gosse qu’elle était, elle se ferait mère, figure paternelle, conscience, rempart, dragon, mordrait, grifferait, insulterait, frapperait, fort, si fort qu’on en viendrait, avec le temps, à craindre ses coups plus que ceux de ses frères.
Les flammes des Troubles qui ravageaient le nord de l’Irlande depuis la fin des années soixante ne tarirent à Belfast que dans les colonnes de journaux. La paix du Vendredi saint, dont les politiques vantaient les mérites avec tant de suffisance depuis quelques années, n’avait jamais franchi les murs. De part et d’autre des barricades devant endiguer la haine, on ne songeait toujours et encore qu’à attiser le feu des conflits à grands renforts de cocktails molotov.
Llewyn, âgée d’une dizaine d’années à peine, comprenait la violence quotidienne, la haine qui empoisonnait sa ville, voyait les éclats de verre sur les pavés, le sang, les dents, entendait le bruit sourd des règlements de comptes entre communautés, entretenait même cette rage viscérale. Elle n’avait jamais connu que ce décor crasse dont elle ne retenait pourtant que l’entraide et l’amour. Short Strand vivait par et pour l’IRA, et cette dernière avait le visage d’une famille unie qui veillait sur chacun de ses membres et leurs proches. Si l’aîné de la voisine ne pouvait toujours être présent pour aider sa génitrice en raison de ses activités, l’un ou l’autre de ses frères de rang s’assurait d’être là pour la soutenir, porter ses courses, couper les fleurs qu’elle portait sereinement au cimetière, jusqu’à la tombe de son époux, tombé plusieurs années auparavant pour le bien de tous. Si la mère de quatre enfants qui vivait à l’autre bout de Bryson Street ne voyait plus son mari, arrêté quelques mois avant la naissance de leur petit dernier, elle pouvait compter sur la protection et le soutien des membres de l’IRA, même lorsqu’elle devait s’absenter. Si Llewyn ne pouvait apprendre à ses cadets à rouler à bicyclette, leur père n’ayant jamais été là pour lui enseigner auparavant, elle savait en revanche que les grands gars du quartier se battraient pour la fierté de voir Tadgh ou Rhys pédaler à vive allure sans petites roues pour maintenir leur équilibre. Si récalcitrante qu’elle fut, on s’acharna également à la faire grimper sur un vélo jusqu’à ne plus pouvoir l’arrêter.
Du Short Strand de son enfance avortée, Llewyn ne se rappelerait jamais que la bonté et la douceur, le désir de vivre simplement, heureux, entre les murs. Elle verrait encore, bien des années plus tard, les sourcils froncés de concentration de ces jeunes hommes qui avaient arrêté l’école trop tôt mais se réunissaient malgré tout de bon cœur autour du problème de mathématiques d’Ailbhe afin de trouver la solution qui lui vaudrait la meilleure note. Et elle les entendrait encore se chamailler quant à la marche à suivre pour obtenir la bonne réponse, pester gentiment sur les méthodes qui changeaient avec les années.
La petite n’avait jamais été le meilleur élément de sa classe, encore moins le plus attentif - elle laissait ce plaisir à Ailbhe, qui brillait comme le gamin intelligent qu’il était - ; son esprit se concentrant davantage sur son rôle de grande sœur que sur le tableau noir sur lequel les craies crissaient. Quand ses camarades de classe se rêvaient avocats, vétérinaires, architectes, Llewyn se contentait de répondre, en haussant les épaules, l’air grave, qu’elle se satisferait de n’importe quel emploi, pourvu qu’il rémunère suffisamment pour les mettre tous à l’abri.
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Le salaire hasardeux qu’offrait Cian ne permettait aucun écart de conduite. Llewyn, dans sa fierté juvénile d’adolescente n’en étant pas réellement une, refusait pertinemment l’argent que les voisins proposaient de bon cœur le temps que les Oswell se refassent une santé. Le chômage qui gangrénait toujours et encore certains quartiers de Belfast et n’épargnait pas Short Strand faisait en cela une excuse imparable ; qui était la rouquine pour priver un foyer devant déjà compter ses économies d’une part de son revenu ? Elle secouait chaque fois la tête, fronçait le nez, prenait une voix d’adulte et déclinait poliment le soutien financier qu’on lui aurait pourtant volontiers offert sans qu’elle n’ait à le réclamer. On n’insistait jamais trop mais usait de combines pour soulager un peu le fardeau d’une gamine qui avait grandi trop vite. Il arrivait qu’on la siffle alors qu’elle surveillait les plus jeunes de la fratrie dans les parcs qui bordaient l’église de Saint Matthew. Un œil toujours braqué sur les enfants, elle traversait la rue et s’approchait des grands gars qui soutenaient la Cause, et qui, en glissant une poignée de livres dans sa main, lui demandaient de courir jusqu’à l’épicerie la plus proche, promettant qu’ils surveilleraient Tadgh, Rhys et Siobhan. Elle s’exécutait toujours avec une rapidité déconcertante, courant à s’en décoller les poumons, sprintant si vite pour retourner plus rapidement auprès de ses cadets qu’on ne voyait jamais passer d’elle qu’un éclair roux.
Quand elle revenait, les emplettes faites, les joues rougies, le souffle court, on la remerciait du dernier tome de la BD que dévorait Ailbhe, d’une paire de baskets un peu usée qui n’allait plus au frangin du voisin, en pleine croissance, d’un lecteur MP3 dont la touche volume ne fonctionnait plus parfaitement mais dont on n’avait de toute manière plus l’utilité, le nouveau modèle étant sorti. De petits riens, insignifiants, d’attentions simples qui avaient pourtant plus d’importance que tout et poussaient la gosse à se dépasser davantage quand on la hélait.
La jeunesse du quartier se retrouvait sans même le vouloir le nez dans les affaires de l’IRA. Si certains tentaient de s’en éloigner en évitant de fréquenter les adolescents et jeunes hommes qu’on savait affiliés à l’Armée, d’autres ne demandaient qu’à faire partie. Ailbhe comme les deux autres garçons finiraient, d'une manière ou d'une autre, forcés dans le moule. Llewyn, dont le sang la rattachait, comme de fait, aux nationalistes, devint un rouage insignifiant de cette machine trop grande à l’automne deux-mille trois. Ses tâches furent d’abord simples : elle courait à l’autre bout de Short Strand lorsqu’on le lui demandait, grimpait sur les toits et s’y tenait des heures durant, scrutant l’horizon, les frontières de l’enclave, les rues, les murs, les voitures qui passaient et les âmes qui évoluaient là. Et lorsqu’elle voyait s’avancer au loin les véhicules de la police, quand elle apercevait un mouvement suspect ou un groupuscule protestant, elle sifflait fort comme un oiseau, descendait de son perchoir et avalait l’asphalte en quelques foulées pour rapporter, à bout de souffle, ce que ses yeux clairs avaient vu. On ébouriffait alors sa tignasse orangée en l’invitant à rentrer chez elle. Silencieuse, elle se cachait pour observer les grands gars de l’Armée républicaine irlandaise véritable sauter sur leurs jambes, attraper leurs armes, couvrir leur nez de bandeaux et sortir se dresser en ramparts entre leur monde et l’extérieur. Qu’ils aient seize ou cinquante ans, les partisans devenaient dans ces moments-là des titans que rien n’aurait pu abattre ; ni l’acharnement des forces de l’ordre, ni les assauts des loyalistes et unionistes.
Llewyn fit ses preuves pas à pas, remplissant correctement les missions de surveillance qui lui étaient assignées. Il arrivait qu’elle franchisse les limites de l’enclave pour se rendre dans les quartiers protestants. Elle grimpait les murs, la pierre, la taule, les grilles, allongeait son blouson de cuir trop grand sur les barbelés pour passer de l’autre côté et s’aventurait ainsi en terrain ennemi. Frêle et véloce comme elle l’était, on ne la remarquait que difficilement, si bien qu’elle pouvait entendre et voir ce qui se tramait au-delà des barrières. Elle revenait toujours en courant, répétait les secrets récoltés et s’en tirait avec une chevelure ébouriffée et quelques livres qu’elle enfermait religieusement dans la tirelire qu’elle réservait aux coups durs.
Il ne fallut pas plus d’un an pour que les services rendus à la communauté lui valent une promotion. De guetteuse, elle devint une petite coursière sans prétention : on glissait un paquet ou une enveloppe dans son sac à dos, lui susurrait l’endroit où se rendre, et elle filait sans faire de détour pour apporter sa cargaison à l’un des partisans. Baskets neuves aux pieds, ses semelles s’usant à une vitesse incommensurable, ses longues jambes couvraient un territoire plutôt vaste s’étendant d’un extrême à l’autre du quartier - lorsqu’il n’était pas question de se faufiler au-delà des murs. Et quand les courses se firent plus importantes, plus pressantes, plus longues, on la cala sur une bicyclette puis sur un scooter qu’elle poussait à bout sans se soucier des limitations de vitesse ou des obstacles entre lesquels elle slalomait avec un naturel bluffant.
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L’année des quinze ans fut le théâtre des premières fois. Première soirée, premier verre. Première bouffée de nicotine qui ouvrirait la voie d’une vie entière de tabagisme. Premier joint. Premières rossées pour Tadgh qu’il fallait constamment recadrer. Premières réelles bagarres. Premiers affrontements virulents avec les unionistes et loyalistes. Première expérience à moto. Premier amour, Ethan Martin. Première course en voiture. Premier rapport sexuel sur la banquette de ladite voiture. Premières engueulades d’enfant amoureux.
Llewyn se sentait pousser des ailes aux côtés d’Ethan. Il avait un parfum de liberté, un discours qui invitait à le suivre, à fuir les murs, une manière d’être qui lui donnait envie de se nourrir d’amour et d’eau fraîche. Leur couple adolescent avait les hauts et bas de montagnes russes ; ils filaient un temps une relation idéale et se déchiraient pour un rien l’instant suivant, se hurlaient les pires mots pour mieux se retrouver, leur colère passée. Aveugle, la jeune fille chérissait tant les moments positifs qu’ils vivaient qu’elle effaçait de sa mémoire tout ce qui n’allait pas. Elle ne pouvait pourtant s’empêcher de claquer la porte de son cher et tendre lorsque tout allait mal. Elle avalait alors le macadam et fendait le quartier en direction de la demeure familiale, si monotone, pour se réfugier dans les bras d’Ailbhe qui lui assurait en shelta que son amour d’enfance finirait par s'en mordre les doigts.
Il s’aimaient pourtant à s’en couper le souffle, de cet amour beau et innocent de gosses, ne supportant pas d’être sans l’autre, maudissant jalousement chaque personne du sexe opposé qui s’approchait trop, se promettant en murmures qu’ils ne se quitteraient jamais. Mais les promesses s’envenimaient quand l’esprit de la rouquine la rappelait à ses devoirs fraternels et qu’elle délaissait son petit ami qui ne pouvait accepter qu’elle accorde tant d’attention à sa famille. Si jeunes qu’ils étaient, ils se déchirèrent plus d’une fois sur le sujet d’un avenir que la gamine ne pouvait imaginer loin des siens, se brisant davantage encore quand le ventre de Llewyn s’arrondit considérablement sans qu’elle ne l’ait espéré.
Aucun d’eux n’avait les épaules pour être parent. Ethan et elle, qui ne s’accordaient plus sur rien, s’entendirent sur ce point et résolurent de mettre un terme à leur idylle soudainement tordue par la réalité. Llewyn, si elle avait vécu en Écosse, aurait eu le choix d’interrompre sa grossesse. Derrière les murs, en revanche, la politique et la religion exigeaient des femmes comme des mères-enfants qu’elles assument leur faute jusqu’au bout. Aussi l’aînée des filles Oswell regarda-t-elle son corps changer, ses pieds disparaître, l’effort devenir éprouvant. Elle abandonna l’école à ses seize ans, profitant de la maison de briques orangées pour se reclure et cacher, honteuse, une condition qu’on connaissait pourtant dans tout le quartier. Et elle attendit, neuf mois durant, que le bébé qu’elle ne pouvait garder daigne la libérer.
Son corps se déchira un après-midi de novembre deux-mille six, mais son bassin trop étroit refusa de la laisser se séparer de l’enfant. On l’ouvrit en deux pour récupérer un bambin rose et potelé qu’elle refusa de prendre dans ses bras et qu’elle confia, contre signatures, aux assistants sociaux qui avaient suivi sa grossesse. Elle prierait bien souvent pour cet enfant à qui elle n’accorda de nom que dans son esprit et qui fut adopté, quatre mois plus tard, alors qu’elle était retournée à sa vie d’avant. Et elle pleurerait, longtemps, Ailbhe la serrant chaque fois dans ses bras et lui assurant qu’elle avait fait le bon choix, ce fils qu’elle regretterait des années durant d’avoir abandonné, comme sa mère les avait abandonnés.
Yesterday came suddenly.
L’ombre de Cian, si distante, s’était faite de moins en moins présente avec les années, la Cause l’appelant souvent ailleurs, vers d’autres horizons, loin du troisième bataillon. La nouvelle de son départ, loin de faire l’effet d’un couperet, s’abattit sans violence sur la famille Oswell ; et il s’en alla pour Dublin à l’été deux-mille sept, peu après que l’aîné de la famille ait fêté ses dix-huit ans. Ordre de la True IRA. Sa fuite n'ébranla pas la fratrie mais ne fut pour autant un soulagement. On ne pouvait regretter ou se sentir délivré de ce qui n’avait jamais réellement été là. Si la maison sembla vide quelques jours, le sentiment général passa vite. On redistribua les chambres, effaçant rapidement le souvenir d’un patriarche qui n’avait jamais existé que dans les rêves d’enfants déçus.
Llewyn fut davantage secouée par une réalité à laquelle elle avait mille fois songé et au moins autant de fois préparée, mais qui fit naître dans son âme de nombreuses craintes : Ailbhe, gosse brillant, gamin plein d’avenir, qui s’imaginait depuis toujours poursuivre son bout de chemin en études supérieures, confronta sa sœur à l’imminence de la situation. La rouquine s’inquièta davantage de le savoir grandi et de lui voir pousser des envies d’évasion et de fuite de la maison que de la charge financière que représentait l’université de Belfast. Elle accumula les courses pour l’Armée, tant pour participer aux frais que pour détourner son esprit de la peur viscérale de voir son aîné quitter la maison dans laquelle ils avaient grandi. Du reste, elle consolida les murs construits autour de sa fratrie en rappelant à son frère comme sa présence était indispensable au bon fonctionnement de la machine. Le sourire d’Ailbhe, quand bien même il se voulait rassérénant, se pinçait chaque fois d’une tristesse mélancolique, son cœur déjà résolu à s’en aller.
Et cependant que le plus âgé des frères rêvait d’émancipation, le dernier garçon de la fratrie, lui, ne vivait que pour une rébellion. Devenu adolescent, gamin turbulent qu’il fallait constamment avoir à l’œil de crainte qu’il ne commette quelqu’infraction, il se heurta fréquemment, comme Tadgh avant lui, aux gifles de sa sœur. La jeune femme ne compta plus le nombre de fois où la police ramena Rhys par le col, le nombre de livres dépensés pour ramasser les pots qu’il cassait, de pantalons rapiécés et de centimètres de chair déchirée qu’il fallait recoudre après qu’il ait eu l’idée de grimper les murs et de passer les barbelés pour cracher son venin aux protestants qui se trouvaient de l’autre côté. La haine crevante de l’autre qui l’animait se trouvait à peine canalisée par les corrections de plus en plus virulentes de l’aînée ; l’IRA et les dernières recrues bornées de l’âge du benjamin ne faisaient qu’exacerber le racisme qui brûlait dans ses veines et consumait tout sur son passage.
Les premières rixes des nouvelles générations donnèrent des ailes à ces gamins idiots qui avaient oublié - par bêtise ou de plein gré - les Troubles, leur violence, leurs crimes, leur honte. Si vive qu’avait pu être la rage de Llewyn à l’égard des unionistes et loyalistes, jamais ses frères de rang et elle n’avaient poussé si loin le conflit. La paix déjà inexistante qui vivotait entre les communautés fut rompue au début de l’année deux-mille huit lorsqu’un gamin abruti, catholique, fit éclater une bombe artisanale en saintes terres protestantes.
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La ségrégation qui ravageait plus que jamais le paysage de Belfast poussa la True IRA à consolider sa position. On arma davantage les hommes, leur donnant la force de se battre, l’envie d’appuyer à nouveau leur pensée. Les missions déjà bien nombreuses de Llewyn, dont la réputation n’était plus à faire entre les murs, prirent une dimension plus importante lorsqu’elle fêta ses dix-huit ans. La petite livreuse sans prétention qu’elle faisait, adolescente, s’avéra être une coursière plus efficiente encore lorsqu’on la plaçait derrière un volant ou sur une moto. L’indicateur de vitesse embrassait pleinement l’excès, le compte-tours frôlait les extrêmes, le palpitant s’affolait, la respiration se calait aux aspérités de l’asphalte, les réflexes se faisaient plus incisifs, plus instinctifs encore. Du nord d’Ulster à Dublin, on voyait crever l’air en go-fast les véhicules conduits par un éclair roux qui attaquait constamment. Inconsciente des dangers d’une route qu’elle pensait maîtriser, l’adrénaline de la vitesse avait cet effet sur la jeune femme : celui de pouvoir effacer toute notion de réalité, toute crainte pour sa propre sécurité. Elle brûlait ses pneus sur le goudron, espérant, le transport terminé et l’exaltation retombée, ne jamais y laisser la vie.
Ce fut lors d’une mission vers Londonderry qu’elle rencontra un grand brun au rire singulier et au cuir griffé d’écussons de sponsors. Pilote de circuits, coureur émérite des tours locaux, forcené de l’Île de Man, Russell Kelly deviendrait, quelques années plus tard, la coqueluche des grands prix. De trois ans son aîné, il était connu pour être l’un des transporteurs les plus inconscients de l’Armée véritable, mais également l’un des plus vifs, ses pointes et sa maîtrise de la route lui permettant d’esquiver les forces de l’ordre qui tentaient vainement de le prendre en chasse. S’il passait son temps à sprinter d’un lit à l’autre, d’un jupon au suivant, il ralentit considérablement la cadence lorsqu’il croisa le regard de Llewyn jusqu’à se faire sage, loyal. Suspendu à ses lèvres autant qu’elle était pendue à son cou, le jeune homme abandonna bien vite les murs de son enfance pour se cloîtrer derrière ceux, similaires, de Belfast. Il ne fallut pas un an pour que la passion dévorante qui les magnétisait l’un à l’autre ne devienne vitale ; et la rouquine perdit son nom de famille au printemps deux-mille neuf. On s’installa dans la demeure de briques orangées de Bryson Street pour ne pas éloigner la deuxième aînée des Oswell, devenue Kelly, de sa famille.
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Plus que jamais les murs qui tenaient la fratrie se fissuraient, les crises de Rhys devenant de plus en plus nombreuses, fragilisant les digues que Llewyn avait gardées intactes tant d’années. Il fallut recadrer constamment cet enfant devenu trop grand qui ne vivait plus que par la haine dont il nourrissait l’Armée. Les confrontations explosives entre nationalistes et protestants, si elles manquèrent plus d’une fois de le tuer, ne parvenaient à le raisonner pour autant. Qu’importe les interdictions de la rousse, qu’importe la force avec laquelle elle clouait le plus jeune de ses frères au mur, qu’importe la dureté de ses coups pour lui remettre les idées en place, la révolte sourde qui grondait dans l’âme de Rhys ne savait être muselée.
Les liens étroits qui soudaient jusqu'alors la famille ne souffrirent jamais tant qu’en deux-mille-douze, le gamin devenant intenable. Ailbhe, ses études terminées, ne resta à la maison que pour être le contrepoids de sa sœur qui ne trouvait plus que la violence pour répondre aux provocations du plus jeune dont les retours de flammes se faisaient de plus en plus fréquents. Tadgh, plus raisonnable que le benjamin, prenait cependant constamment son parti. Siobhan, adolescente, se fanait lentement malgré la volonté de Llewyn de la préserver des tremblements de terre qui secouaient la maison. Russell, impuissant, crucifié au banc de touche par l’ire de sa propre femme, se faisait le spectateur muet d’un tableau qui nécrosait.
S’il tenta plus d’une fois de quitter le domicile familial, Rhys y revenait pourtant toujours, conscient - quoiqu’il refuserait toujours de l’admettre - qu’il n’avait que cette famille de plus en plus bancale. À table, on évita dès lors les sujets qui nourrissaient les tensions, on tenta de tempérer Llewyn dont la patience s’érodait, de calmer le trublion lorsqu’il allait trop loin. A défaut, on tenait à l’écart toute personne extérieure aux conflits qui éclataient fréquemment en public entre ces deux âmes, craignant que l’un ou l’autre ne brise le mauvais nez.
Le tempérament explosif du plus jeune des garçons trouvait cependant écho dans les rues. La bande de gamins inconscients qu’ils formaient, ses comparses et lui, se confrontait régulièrement à un gang rival au moins aussi déraisonnable, au grand dam de Llewyn qui ne savait plus vers quel dieu se tourner pour apaiser les ardeurs de son frère. Le conflit familial qu’on avait tant tenté de calmer déteignait sur le caractère de chacun, sur sa vie, sur son univers entier. L’humeur maussade de la rousse empoisonnait son couple, et son esprit terrorisé par les murs qui s’effondraient ne pouvait répondre qu’avec colère aux interrogations, protestations, envies d’ailleurs de Russell qui l’implorait de prendre du recul et de quitter une maison à l’atmosphère viciée où ils ne pourraient jamais fonder leur propre foyer. Les réponses de l'épouse, loin de contenter le Derrien, finirent par entailler les sentiments qu’il pouvait nourrir. On se sépara au début de l’année deux-mille treize, après quatre ans de vie commune, quand la jeune femme acta une bonne fois pour toutes que sa famille comptait plus que tout. Plus que Belfast, plus que l’IRA, plus que l’Irlande, plus que lui, plus que ce qu'ils pourraient jamais construire.
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Toutes les craintes, toutes les peurs enfouies, toutes les appréhensions refoulées des années durant, gardées près du cœur pour ne pas empoisonner le moral des troupes, se matérialisèrent cette même année lorsqu’une mission de l’IRA dégénéra. Les gamins idiots franchirent une limite, faisant fi des ordres pourtant clairs qu’on avait trop souvent enfoncé dans leur crâne, n’écoutant pas les hurlements des grands gars de l’Armée qui n’interviendraient pas à temps. Rhys, chef de file de cette jeunesse révoltée, ne réalisa que trop tard l’erreur qu’il avait incitée puis commise. Le sourire de gosse arrogant qui lui déformait les traits depuis tant d’années se teinta d’horreur quand il comprit l’ampleur de son geste. Il ne courut jamais si vite que ce soir de septembre, Ailbhe l’ayant décollé de la scène pour le précipiter dans les rues protestantes. Ils filèrent à en perdre haleine, escaladant les murs, se rapant de tout leur long sur les barbelés acérés qui surplombaient les barricades en face de la maison de briques rouges dans laquelle ils entrèrent en tornades.
Il fallut la force de Tadgh et d’Ailbhe pour empêcher Llewyn de tuer leur frère quand on lui raconta. Toute la volonté de ses frères pour la maintenir en place contre le mur alors qu’elle luttait, hargneuse, pour se défaire de leur emprise et crever elle-même le cadet qui finirait vidé de son sang sur le trottoir à la première occasion. Elle aimait mieux le voir mourir de ses mains que de celles des protestants.
Le dragon de colère calmé, les larmes de haine, de rage et de déception ravalées, il fallut encore trouver une solution pour préserver ce qu’il restait de cette famille qu’une erreur infantile venait de condamner. Ailbhe se sacrifia pour laisser à Rhys, dont le casier judiciaire était déjà trop lourd, une chance de s'en sortir. On fit jurer aux partisans de l’Armée de tenir une version des faits inventée de toutes pièces par les Oswell pour protéger un homme qui n’était finalement qu’un enfant. La police vint arracher l’aîné des garçons quelques semaines plus tard, faisant s’effondrer une partie des murs construits par Llewyn. Et le marteau du juge s’abattit avec bruit sur la fratrie. Cinq ans de prison pour agression, détention illégale d’une arme à feu, jambisme. La rouquine, écœurée, n’adressa plus un seul mot à Rhys durant de longues semaines.
Ailbhe n’avait pas passé un an au violon qu’à nouveau les forces de l’ordre frappaient à la porte de la maison de Bryson Street. La manière dont ils se présentèrent, la lenteur avec laquelle ils se découvrirent lorsqu’ils entrèrent, le ton qu’ils employèrent pour inviter Llewyn à s’asseoir, furent autant de coups portés au cœur de la jeune femme qui comprit, avant même les premiers mots trop durs des policiers, comme leur monde changerait. Elle n’entendit pas réellement les paroles insipides des hommes en uniforme, son âme devenue sourde du fracas que faisaient les murs qui s’entrechoquaient et tombaient dans son esprit. Elle ne se souviendrait jamais avoir réveillé Tadgh et Siobhan, moins encore avalé la route qui séparait Short Strand de l’hôpital où Rhys décèderait quelques heures plus tard, sa peau constellée de taches de rousseur crevée de balles.
On attendrait le retour de Vina et de Cian pour enterrer le gamin dans une tombe froide et monotone ressemblant à s’y méprendre à celle des autres. Ailbhe, menotté mais présent, n’aurait pas même l’autorisation de prendre ses sœurs dans ses bras.
Cette même année, l’histoire passionnelle et trop vite avortée de Llewyn et Russell prit fin dans un ultime grattement de stylo sur le papier. Elle reprendrait son nom de jeune fille, rassemblerait les morceaux de son âme défaite, de sa famille en miettes et tenterait vainement de reconstruire des murs qui ne ressembleraient jamais plus qu’à des mâchoires édentées.
All in all it was all just bricks in the wall.
Short Strand changea de visage après cela, comme si la mort s'était abattue sur toutes les rues. Siobhan, si petite, si jeune malgré ses quatorze ans, s’éteindrait tristement jour après jour. Elle se tasserait sur elle-même, sa mine candide soudain grave, les épaules courbées, le dos ployé, déjà fatiguée de ramasser les mauvaises herbes sur la tombe d’un frère que Llewyn refusait pertinemment de visiter. Tadgh quitterait la maison de briques automnales et s’installerait à l’autre bout de l’enclave, dans un petit appartement défait où il avait au moins l’avantage de ne pas croiser le fantôme de son cadet. Ils s’attacherait davantage à l’IRA, s’impliquant un peu trop dans des affaires peu resplendissantes qui éloignaient le souvenir de Rhys. Des mois durant il jura vengeance, s’armant lorsque l’alcool embrumait son esprit, la rage au ventre, l’envie de mettre Belfast à feu et à sang dans l’âme, le cœur au bord des lèvres, d'incendier les quartiers unionistes et loyalistes, sa douleur pour seule force.
Sa sœur intervenait chaque fois, nouant ses bras autour de son cadet pour le forcer à se calmer. Elle le traînait en dehors du pub où il se réfugiait volontiers pour noyer sa peine, le poussait au beau milieu de la rue, retenait ses poings quand il cherchait à la frapper, lui rendait au centuple les coups qu’il assénait souvent au vent, attendait qu’il s’use. Elle finissait irrémédiablement par l’attraper par les épaules et le ramener jusqu’à la maison de leur enfance. Là, elle l’asseyait de force sur son lit, s’installait sur celui longtemps occupé par Rhys et patientait, les mains nouées, que les larmes de rages qui ravageaient le visage de son frère se calment. Dans la pénombre et les pleurs, Llewyn avait chaque fois la sensation de voir le gamin disparu dans les traits de son cadet.
Elle ne compta pas le nombre de fois où ils se retrouvèrent ainsi, installés l’un en face de l’autre sans rien dire, la mine basse, l’âme en vrac. Ils attendaient silencieusement que la nuit passe, qu’elle emporte avec elle le souvenir des colères et des mots ayant dépassé la pensée. Immobiles, ils ne relevaient le nez que quand la maison se mettait à trembler. Leur cœur se serrait, leur gorge se nouait, et ils frissonnaient ensemble, de tristesse et de dégoût, en entendant la ferraille et le verre se briser sur le toit et la façade.
Llewyn, éreintée par un conflit qui b'en finirait jamais, si elle faisait de son mieux pour tempérer son frère, ressentait pourtant comme lui le besoin cuisant d’expier les tempêtes de sentiments contraires qui faisaient rage dans son cœur. À n’avoir aucun échappatoire pour canaliser sa hargne, la jeune femme se fit tristement connaître pour son tempérament sanguin et sa sale manie d’écraser sans ménagement son poing au visage de la première personne qui avait l’audace de la provoquer. Mains nues, jointures éclatées, elle se concentrait sur les bagarres de bar qu’elle provoquait dans l’unique espoir de ressentir autre chose que la peine. Mais la douleur physique n’anéantissait pas le creux béant qui lui trouait la poitrine. Seule l’adrénaline comblait un peu le vide, si bien qu’elle passa la plupart de son temps libre sur les circuits, légaux comme illégaux, tentant de briser ses propres records dans une recherche stérile de soulagement.
Son besoin presque maladif de fuir la mort de son frère manqua, en réalité, précipiter la sienne. Il s’en fallut de peu pour qu’elle rejoigne Rhys à l’automne deux-mille quinze lorsqu’elle chuta violemment dans un virage mal négocié. De la vie qu’elle avait vécue à Short Strand, elle ne vit aucune image défiler ; seul le bitume se déroula sous ses yeux, gris et monotone, en tous points semblable à celui de Bryson Street. Elle sortit de l’hôpital qui vint la ramasser le bras brisé, quelques côtes cassées, le casque enfoncé, le cuir brûlé, la sportive neuve qu’elle s’était offerte en miettes, avec dans le ventre une certitude qu’elle n’avait jamais envisagée jusqu’alors. La mine grave, affreusement solennelle, elle remonta les rues de son enfance trop brève jusqu’à trouver les grands gars de l’IRA qui se faisaient lentement vieux. La nuit durant, elle exposa ses craintes, ses doutes, ses petites peurs insignifiantes qui prenaient aujourd’hui trop d’ampleur pour qu’elle puisse les ignorer encore. Cette conviction, surtout, qui lui nouait les entrailles : celle de voir Belfast dévorer chaque membre de sa famille et n’en recracher que les os. Tadgh était une bombe à retardement qu’elle craignait voir éclater d’un instant à l’autre et embraser dans l’explosion le rien de calme qui suffoquait entre les communautés. Siobhan se laissait lentement dépérir, son visage se creusant jour après jour, ses grands yeux devenant trop ternes pour une enfant de son âge. Et elle, prisonnière de murs en ruines, n’avait plus la force de consolider une forteresse éventrée à coups de briques qui s’effritaient à peine elle les posait.
Si on lui proposa tout d’abord de rejoindre l’ouest de la ville, Llewyn ne put accepter, consciente que les malheureux miles qui séparaient Falls Road de Short Strand n’empêcheraient jamais Tadgh de courir à sa perte. Il faudrait une vie pour que sa rancune passe et que la vendetta que son âme réclamait si véhément se taise. Une vie, également, pour qu’elle puisse se pardonner de n’avoir su protéger sa famille. Une vie, ou un monde. Un autre monde, loin des murs, loin de l’enclave, loin des conflits, des façades trouées par les protestants, de la haine viscérale du voisin qui ne faisait que grandir dans son âme.
Le salut vint à l’aube lorsqu’on évoqua la possibilité de rejoindre la cellule américaine de la diaspora nord-irlandaise, une ville au nom charmant terminant sur les lèvres de tous. Llewyn, bien que jeune à l’époque, concentrée sur ses amours défaits et son ventre qui s’arrondissait détestablement, se souvenait de l’agitation qui avait secoué les quartiers nationalistes quand nombre de grands gars avaient emporté femme et enfants à l’autre bout du monde, en sainte terre états-unienne, à la conquête de l’ouest du pays. La branche qui avait émigré dix ans plus tôt à Charming, Californie, et qu’on avait nommée Bithbeo, connaissait depuis un bel essor ; et l’ambition grandissante de l’homme qui la tenait d’une main de fer, Thomas Walsh, saurait disposer de nouveaux bras.
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Les conseils votèrent au début de l’hiver deux-mille quinze le transfert aux États-Unis de Llewyn et de Tadgh. Pour le moins récalcitrant, on contraignit cependant ce dernier à suivre le mouvement amorcé par sa sœur, tant par respect des volontés de la rouquine que pour éviter d’avoir à effacer, un jour ou l’autre, son sang des pavés. Quelles que furent ses protestations, la décision - qui revêtait pour lui le masque de sanction - fut irrévocable. Il empaqueta dans ses valises autant de vêtements que de mauvaise foi mais fut néanmoins prêt à partir un matin de février deux-mille seize.
La fratrie emporta bien peu de choses dans sa fuite. Llewyn laissa derrière elle son lecteur MP3 cassé, ses baskets trop vite usées, toutes les petites attentions qui avaient marqué son adolescence et donné aux voisins de Short Strand des airs de grande famille. On ferma les volets de la maison aux briques automnales, verrouilla la porte d’entrée, confia les clés à un frère de rang qui devrait les remettre à Ailbhe lorsqu’il recouvrerait la liberté. Et on avait entendu avec l’avocat de l’aîné qu’il se battrait pour obtenir un visa au plus âgé des enfants Oswell. Les crimes pour lesquels il était tombé devaient normalement le clouer au territoire nord-irlandais, sans aucune chance de pouvoir rejoindre les siens outre-Atlantique ; mais qu’importe l’argent qu’il faudrait débourser, qu’importe les semaines, les mois qui devraient le garder loin d’eux, Llewyn userait toutes ses forces pour réunir le tableau déconstruit qu’ils formaient tous.
L’IRA fit vibrer une dernière fois le cœur de l’enclave nationaliste à la veille du départ d’enfants qu’ils avaient vu grandir. Et ils burent jusqu’à plus soif, célébrant jusqu’au matin, comme par appréhension que l’avion dans lequel les Oswell devaient monter puisse effacer vingt-six ans de vie à leurs côtés. Ils rirent fort pour masquer la peine, rirent encore pour encourager leur départ, rirent davantage pour se rappeler la douceur et la simplicité de la vie dans les rues de Short Strand, qui se ressemblaient toutes.
Llewyn, encore grisée d’alcool lorsqu’il fallut partir, serra Siobhan contre son cœur de crainte de la perdre à l’aéroport. Plus d’une fois elle jeta un regard par dessus son épaule pour s’assurer que Tadgh, qui traînait les pieds, lui emboîtait bien le pas.
Il faisait encore jour quand ils posèrent pour la première fois le pied sur le sol américain et lentement nuit quand ils sortirent de l’Aéroport international de San Francisco. Les Oswell furent accueillis par un membre de l’Armée qui attrapa leurs valises si légères, referma le coffre quand ils se furent installés et dévora l’asphalte jusqu’au comté de San Joaquin et à une petite ville au moins aussi gangrénée par les gangs que pouvait l’être Belfast.
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L’atmosphère de Charming, bien que viciée, n’était pas aussi asphyxiante que celle des quartiers ravagés par la haine de la capitale nord-irlandaise. Les conflits entre organisations qui ébranlaient la tranquillité du paysage local, quoiqu’éreintants, ne pouvaient être plus oppressants que les Troubles et leurs dérives si violentes. Il n’y avait aucune barricade ici pour séparer les populations, les idéaux politiques et les religions ; mais on se battait volontiers pour une teinte de peau, un accent, la couleur du sang. Et pourtant Llewyn apprécierait bien vite ce calme bancal, comme elle apprécierait de n’apercevoir, à travers la fenêtre sans grillage de sa chambre, qu’un petit jardin à l’herbe jaunie par le soleil de Californie, entouré de simples balustrades qui n’étaient couronnées que du ciel. Les barbelés des murs de la paix ne lui paraîtraient jamais plus loin que lorsqu’elle contemplerait, indolente, cette vue d’une rare simplicité.
S’il ne fut pas évident pour les Oswell de se sentir à leur place les premières semaines, leurs taches de rousseur et leur anglais teinté d’Irlande les distinguant facilement, Bithbeo se plaça bien vite comme le repère familial sur lequel ils purent compter. Conformément aux récentes décisions, la mafia accueillit dans ses rangs les deux aînés, les soutenant dans les premiers pas puis balbutiements de cette nouvelle vie que Llewyn espérait salvatrice.
La réputation de coursière que traînait la jeune femme comme autant de casseroles avait traversé l’Atlantique avant même son arrivée, et on lui proposa, ses valises à peine défaites, une place semblable à celle qu’elle occupait dans sa vie antérieure.
Les activités illégales imposées par la branche américaine de l’IRA, contrairement à celles de l’organisation paramilitaire qu’elle avait toujours connue, avaient l’avantage d’être couvertes par un emploi réel. Si elle signa officiellement pour devenir transporteuse, la jeune femme intégra en réalité la petite équipe chargée des allers et venues du matériel peu resplendissant géré par les Européens. On l’assit au volant d’un camion puis d’une voiture d’une belle rapidité, on la plaça sur la selle d’une moto, et on attendit qu’elle fasse ses preuves, testant chaque fois son efficacité autant que son efficience, sa loyauté autant que son respect des ordres et de la hiérarchie.
Les missions qu’elle effectua pas à pas et qui lui valurent la confiance de ses supérieurs l’éloignèrent plus d’une fois de Charming. Les compteurs du tableau de bord pour seuls repères, Llewyn traversait le comté, l’État, parfois les frontières, ressentant lentement le besoin urgent d’ailleurs qui avait rongé Vina, presque vingt ans plus tôt, et qu’elle avait la sensation d’entendre à présent. Mais chaque fois la rouquine s’effrayait et, sa tâche effectuée, revenait auprès de ses cadets, honteuse d'avoir seulement pu songer s'éloigner.
Tadgh, lui, n’était pas resté bien longtemps dans la maison qu’ils louaient, plus par rancœur que par réel besoin d’émancipation. S’il en voulait au conseil de Belfast de l’avoir transféré, il blâmait davantage sa sœur d’avoir forcé leur départ. Au fond, il lui tenait rigueur de n’avoir su protéger Rhys et Ailbhe, mais il taisait cette ultime raison. Par respect, par crainte de raviver une douleur qui cicatrisait déjà mal, par peur de voir se déchirer les derniers liens qui tenaient encore maladroitement la fratrie.
On éloigna comme on le put Siobhan des Irlandais, Llewyn veillant à lui rendre un peu de l’adolescence dont on l’avait privée trop rapidement. Elle insista pour que la petite, devenue adulte, entame des études à l’Université du Pacifique de Stockton, lui offrant une voiture pour qu’elle puisse, chaque jour, effectuer le trajet. Les rares murs qui tenaient encore furent consolidés pour préserver la plus jeune des Oswell qui se reconstruisait lentement. Ses grands yeux de fleur fanée regagnaient jour après jour la lueur malicieuse que l’aînée avait pris tant de soin à entretenir lorsqu’elle n’était qu’une gamine, à peine plus haute que trois pommes. Et elle se rassurait ainsi, se disant qu’elle n’avait pas intégralement failli à la promesse faite à Vina le jour de son départ.
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Llewyn, les mois qui suivirent son entrée dans les effectifs de Bithbeo, se heurta plus d’une fois au sexisme latent qui nécrosait l’organisation. Elle qui n’avait jamais connu que le respect à Belfast, les grands gars de l’IRA ayant vu la force de caractère qu’il avait fallu pour tenir sa famille et l’estimant, de fait, comme un homme, dut à de nombreuses reprises enfoncer dans le crâne de certains que l’absence de service trois-pièces dans son pantalon n’en faisait pas moins un bon élément. Elle s’usa les dents, s’usa les poings, frappant fort, si fort qu’on en viendrait à la voir comme un frère plus que comme une femme. Étonnamment, les choses et les consciences remises à leur juste place, on lui confia plus de missions délicates qu’avant.
Elle grimpa, année après année, dans les rangs de son équipe, se positionnant finalement derrière un bras-droit qu’elle méprisait mais dont les ordres ne pouvaient être discutés pour autant. La haine viscérale qu’elle lui vouait mais qu’elle se forçait à taire pour sa propre survie, loin d’être injustifiée, ne découlait pas tant du manque cruel de considération qu’il lui accordait du fait de ses chromosomes x que de multiples décisions qui enrageaint la jeune femme. Si elle l’avait toujours trouvé incompétent, indigne de sa position, ne maintenant l’illusion de ses aptitudes que parce qu’il existait toujours de bonnes âmes pour faire le travail à sa place, toutes ses appréhensions prirent sens un soir de septembre deux-mille dix-huit, une mission dégénérant suffisamment pour laisser deux hommes sur le carreau. Son supérieur, pleinement fautif, s’arrangea néanmoins pour qu’un autre membre de l’équipe tombe, accusé de ses erreurs ; et on remercia l’élément pointé du doigt de l’unique manière que connaissait la mafia irlandaise : une salve de balles pour unique procès.
Llewyn, ce soir-là, se prit à rêver d’une justice qu’elle n’était pourtant pas en droit de dispenser. Elle qui n’avait jamais été qu’un petit soldat de plomb, fervent, respectueux, obéissant, se figura renverser un jour cet homme qui ne méritait pas son rang, moins encore le respect qu’on lui offrait. Si elle tenta à plusieurs reprises de souligner les erreurs qu’il pouvait commettre, sa hiérarchie se faisait aveugle et sourde, la confiance qu’elle lui portait embrumant sa vision. La jeune femme se tut après de vains échecs, gardant sa hargne en elle, laissant lentement infuser dans ses veines le poison de ce sentiment qu’elle ne connaissait que trop.
Ce fut au début de l’année deux-mille dix-neuf, quelques semaines avant la libération d’Ailbhe et le début de la procédure pour l’obtention d’un visa, que les envies de grandeur de Bithbeo firent prendre un nouveau tournant à l’organisation. Ils voulaient la drogue pour asseoir leur empire à Charming, ils la prendraient comme ils avaient pris le reste. La branche chargée des transports des Irlandais, loin d’être un rouage rouillé de la machine, se plaça au contraire comme un moteur lorsqu’il fut question de lancer les affaires sur ce terrain jusqu’alors tenu par les Mayans et les Mexicains. Llewyn, qui ne condamnait guère la décision de conquérir ce domaine, y vit une opportunité supplémentaire lorsqu’elle se rendit compte que le bras-droit qu’elle méprisait tant ne jaugeait pas d’un si bon œil les désirs d’expansion de l’IRA. S’il peinait déjà à remplir ses devoirs en se trouvant dans les valeurs de la mafia, la jeune femme ne doutait pas qu’il se perdrait dans cette nouvelle activité. Il ne faudrait qu’un pas de travers, qu’une parole déplacée, qu’une nouvelle erreur. Et Llewyn, dévouée, se plairait grandement à l’aider à commettre le bon impair. Pourvu qu’il chute.