Un peu de ces indicibles noirceurs, qui t’accompagnent et te suivent. Cette ébène qui se colle à ta peau, comme tu t’affubles de ces costard, à tu ne sais même plus combien de dollars. De ces sombres moires, à tes dépends, tu en as appris et en apprends encore. De la carne livide, à ses souples veines qui serpentent juste en dessous, cette nuit, vernaculaire, tu la cultives et elle te prend pour hôte. Pénombre d’encre, d’huile et de goudron. Le cœur englué dans les patibulaires de minuits et l’âme soulevée à l’abîme de midi. Tu es le soleil bipolaire, à la fois un peu lunaire, qui recherche constamment son pôle et ses astres. Englué en ce corps comète qui perce les ténèbres de ton système solaire imaginaire, tu t’enlises dans l’onyx des Black Hole et t’écartèles dans la guillotine des envies planètes. Planant, voguant, volant, t’élançant, toujours dans le sens contraire des trajectoires. Et à miser si haut, si loin, c’est inévitable, tes ailes se brûlent et tu retombes dans la poussière, t’échoues minablement sur le vaste étendu de tes folies de grandeurs. Cela t’amuse. Et tu recommences. Tu recommences toujours. À la fois faible et persévérant. Amalgame obstiné et imprudent. Halo fiévreux et frémissant. À la caresse du danger, tu ploies l’échine et embrasses cette main tendue à vers toi de plein front. Esclave de tes ignominies et dépravations. L’héroïne est ta salvation, comme ta plus grande perdition. Marasme de chimères et d’illusions, héritier d’une richesse que tu n’aurais jamais dû ne serait-ce que contempler de tes huileux cobalts, sur cette montagne d’or et d’argent, reposent les charognes que tu accules par péché d’Avarice ou d’Orgueil. Le corbeau que tu es, il ne tarde jamais à venir se jucher sur l’amoncèlement de ces erreurs, tes serres de rapace relâchant sans scrupule la prochaine proie, pour d’un sinistre battement d’ailes, reprendre ton envole vers ce firmament que tu adores tant, fusé là pour y décrocher ta prochaine étoile éteinte. Tu es perché à mille années lumières de ce monde qui t’entoure et t’emmure. Ces élévations d’ennuis. Ce commun des mortels, trop banal pour toi qui se crois au-dessus de tout. Même des lois.

« Calme-toi, Ten’. Respire. Expire. C’est pas le moment de déconner. »

Smartphone tout plaqué contre ta joue, la voix de ton grand-frère, de l’autre côté du combiné, est ce mirage errant qui te permet de ne pas sombrer, alors que tes mains tremblent et que la sueur perle sur le givre de ton front gondolés par les rides, parce que t’as les sourcils tricotés serrés depuis… depuis ce cauchemar…

- Putain, Dallas, mais qu’est-ce qu’il branle, le paternel ?! Il c’est perdu à Pétaouchnok on the go ou quoi ? Malgré la tentative d’humour, ta voix reste tremblante, rauque, étrangement glauque, cassante, parce que tu sais que ce n’est pas le moment de rigoler. T’as merdé, tu assumes mal, mais tu assumes. Alors tu te tais, respire, expire, ouvres enfin les yeux et jette ton regard fangeux… là… juste là, sur ce recoin de la pièce que tu as plongé dans la pénombre… parce que tu ne veux pas la voir. Parce que tu ne veux plus la voir. Tu ne le supporterais pas. Pas une deuxième fois. L’air est insoutenable, t’écrase, t’asphyxie, ta chemise se colle à ta peau comme de la cellophane et le nœud de ta cravate t’étrangle au point que tu dois t’en arracher comme si tu avais peur que ce sombre bout de tissu ne t’achève…

- J’y arriverai pas, Dallas. J’y arriverai pas. Il y a quelque chose dans l’air… je le sens… (tu la sens)… ça inonde mes narines, tu comprends ?

Un long soupire se fait entendre. Las, Dallas rétorque : « C’est l’effet de cette merde que tu t’es injecté dans les veines, frangin. Tu le sais. Bordel que tu le sais… »

Un coup de savate en plein plexus solaire, tu ne peux rien faire d’autre que d’acquiescer du chef, parce que oui, bordel, tu le sais. Au loin, un crissement de bois se fait entendre. C’est la porte d’entrée qui s’ouvre, lentement, doucement, ce vrombissement, retentissant à tes tempes, comme l’écho d’un funèbre clairon alors que le faisceau de la clarté extérieure explose en tes ténèbres et inonde la pièce. Toi, écrasé parterre, adossé contre la tapisserie d’un mur, portable en main, la jumelle s’élève, frémissante, en visière au niveau de tes yeux, pour en vain te protéger de cette blancheur immaculée qui te submerge et te frappe comme une baffe en pleine gueule. La silhouette, là, qui se tient dans le cadre de porte, en contre-jour, tu la détailles à mesure que tu bats les paupières, tu la reconnais, avec grand soulagement. La vision du noble lustre de ton père, ç’a toujours provoqué ces étranges sensations en toi ; un mélange d’effroi et de respect. Un amalgame de servilité et de révolte. Un viscéral besoin de vouloir lui plaire, malgré vos contraires.

- Papa ! Que tu t’exclames, presque, ô oui, presque, aux anges, alors que tu te redresses sur ces deux spaghettis qui te servent de jambes et laisses retomber au sol ton téléphone. Ton père. Il est tout ce que tu vois. Il est tout ce que tu idéalises. Ton rempare. Ton sauveur. Tu esquisses un premier pas vers lui, mais les redoutables ficelles t’empêchent de te rapprocher… de bouger.

Car O’Brien père a tourné la tête.
O’Brien père vient de voir.
Voir ce que tu ne supportes plus de voir.
Et les enfers se déchaînent.
Pour une mille et dernière fois.

Sa furieuse déambulation vers toi, elle fend et ébranle l’air, alors qu’autour de lui s’érigent, comme imprégné dans ce qu’il dégage, ce redoutable halo chargé de grêle et de froid polaire. Ses claires prunelles trouvent et plongent dans les tiennes, et tu n’y vois désormais que la foudre et les chimères de feu.

- Pour l’amour du ciel, Tennessee, mais qu’est-ce que tu as fais ?!  

Vil petit corbeau charognard, tu as répandu le croassement de trop. Sur tes serres, désormais, perle le pourpre assassin. Mais s’était un accident. Tu ne voulais pas ça. Tu ne la voulais pas comme ça. Tu ne lis pas l’avenir. Qui pouvait te le dire, que ça se terminerai ainsi ? Dégoûté, terrassé, supplicié de ton odieuse erreur, O’Brien père exalte à ta figure ce souffle de rancœur, n’ose à peine te regarder, parce que tu t’effaces peu à peu, jusqu’à représenter à ces yeux, cette monstrueuse coquille vide, que tu as toujours été, parce que tu te crois au-dessus de tout. Même des lois. O’Brien père, aux abois, extirpes de la poche intérieure de sa longue et sombre veste, cette enveloppe brune qu’il te plaque sans aucun ménagement sur le torse, relâchant cette paperasse, sans même que tu n’ais eu le temps de l’attraper. Tu sais de quoi il s’agit. Ton monde à cet instant bien précis s’accule, recule et s’écroule en mille et une particules.      

- Le déshonneur, au sein de cette famille, tu l’as assez apporté, Tennessee. Qu’est-ce, mais qu’est-ce que dira ta mère ? Ugh ! Je ne veux même pas y penser.

Il y a une sorte de désespoir, dans sa voix, alors qu’il te contemple de ce regard que, normalement, tu n’as l’habitude de voir reluire que lorsqu’il est vêtu de sa sombre toge et assène le jugement dernier d’un coup de marteau. Le juge a parlé. Le juge t’a condamné.

- Pars. Quitte cette ville. Fais-toi oublier. Disparais.

- Et les flics ?

- Je me charge des flics.

- Ma vie, ici, j’en fais quoi ? Mon business… et Draco ? Je ne peux pas abandonner Draco, papa !

- TA VIE VIENS DE S’ÉTEINDRE. DÈS L’INSTANT OÙ TU AS BOUSILLÉ LA SIENNE, TENNESSEE ! Putain, mais ne le comprends-tu pas ?! NE VOIS-TU PAS, CE QUE TU AS FAIS ?! À son hurlement, vient le doigt pointé, rivé vers ce recoin d’ombre, cet angle mort, juste là, qui se profile, ici même, dans cette miteuse chambre de motel. Elle est là…

… sur ce lit moucheté de souillures diverses.
Lèvres blanches, visage pâle, billes de verre. Moire au purgatoire.
Poupée de givre. Poupée d’albâtre. Poupée désarticulée. Poupée brisée.
Et cette aiguille… cette putain d’aiguille.
L’overdose. Cette putain d’overdose.  

- Papa… c’est un accident.

- Disparais, Tennessee.

Fais-toi oublier.



Ton père a fait le nécessaire, pour t’effacer.
Ta mère a traversé l’Enfer, pour en vain t’oublier.
Dallas. Ton frère. L’autre reflet. A fait l’impossible pour ne pas t’évincer.
Et aux yeux de Draco, ce loyal berger australien, tu représentes, à ses yeux, tout ce qu’il peut espérer… du moins pour sa copieuse vie de chien.  

L’humeur carmine t’accompagne et pourchasse ces largement gracieux battements d’ailes que tu esquisses en pleine tempête. Temps volatile. Temps projectile. Ton humour noir, ta dépendance, ton charisme, ta bonne volonté de tout vouloir recommencer à zéro, même ici, si charmant cela peut-il se délier à tes yeux, ça ne te sauvera pas. Tu ne te sauveras plus.

Et tu agoniseras dans cette chambre capitonnée, là où ton âme hurlante y est piégée et que tu n’entends plus.

Soleil bipolaire.
Âme lunaire.
Pénombre patibulaire.
Bienvenue ici-bas.
Bienvenu à Charming.