La maison est étrangement vide. Un silence comme on en connaît rarement chez les Budbrady semble coller à la tapisserie quelque peu défraichie. Le crépuscule pointe à l'horizon et pourtant, peu de membres de la famille sont encore revenus de leurs activités. Le père n'est pas là. Pas plus que les frères et soeurs. Au jeu des sept familles, Cleona est donc la grande gagnante alors qu'elle aide Margot à faire ses devoirs. La petite fille est très concentrée sur un problème de maths particulièrement complexe pour ses sept ans, le nez froncé sous ses épaisses lunettes. En bonne myope, elle ne se sépare jamais de ses culs de bouteille, en attendant l'opération qui, avec un peu de chance, lui rendra une meilleure vue. Sa joue est écrasée sur l'épaule de sa mère, laquelle doit faire appel à tout son instinct de « meilleure maman du monde » et s'armer d'une patience infinie pour ne pas bouger. La First Lady reste difficilement en place, ainsi que chacun sait. Au moins toutes deux apprécient-elles le calme ambiant, car elles le savent, il ne fait que précéder la tempête. Bientôt, Noah rentrera, puis Enid, suivie d'Erin, de Jonas ... La demeure s'animera aussi soudainement qu'elle s'est tue.

Ou peut-être avant.

Son portable vibre. La jeune femme s'empare de l'appareil sans conviction, y répondant sur le même ton. Margot s'est redressée, son oreille tentant de capter les mots crachés à l'autre bout de la ligne. La gamine ne comprend pas ce qui est dit, toutefois, elle entend la colère à peine mesurée de l'interlocutrice de sa mère. « Surveillez-le. J'arrive. » répond pourtant cette dernière avec ce même calme que le silence qui, jusqu'ici, les entourait parfaitement. Elle raccroche. Margot l'observe. Cligne des yeux. Ferme son cahier et le glisse sous son bras. Inutile de lui donner un ordre quelconque, elle a compris. « Mets les deux mêmes chaussures, cette fois, s'il te plaît. » demande cependant la jeune femme en souriant. Ce qu'elle est tranquille, maman. Trop tranquille. Souvent, ça ne présage rien de bon.

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Margot, ses lunettes et son cahier d'algèbre ont été laissés aux bons soins - et sous bonne garde - d'une autre Imperator, bien à l'abri dans le pré-fabriqué qu'abrite la casse du gang. Il ne leur aura pas fallu cinq minutes pour quitter la maison et rejoindre le vaste terrain, dans le bolide de la Budbrady. Le moteur a ronflé parmi les carcasses, son ronronnement caractéristique annonçant aux autres femmes que Cleo était arrivée. Une fois sa fille hors de portée, elle interroge Marissa. C'est elle qui l'a appelée. « Il veut quoi ? » Les pupilles dilatées par la colère de l'autre brune envoient des éclairs. « Il nous a donné un putain de numéro de plaque et demandé à voir la proprio de la bagnole. On lui a dit de se barrer, il a insisté. Du coup, on le garde au chaud à l'extérieur. » La First Lady acquiesce. Un membre du MC sur leurs terres, apparemment sans les meilleures intentions, ne lui plaît pas des masses. « Parfait. Restez en alerte, je sors. » L'instant suivant, elle porte son pouce et son index à ses lèvres. Un bruit de cavalcade se fait entendre. Bientôt, alors qu'elle se dirige vers l'entrée de la casse, entourée de Furious, Diego, Snow White et Poppy. Les quatre chiens l'encadrent, à l'image de cette meute qu'elle a bien dressé. « Ouvrez ! » La ferraille du portail gronde alors qu'on s'exécute. Deux Imperator sont postées à l'extérieur, leurs armes bien visibles bien que toujours dans leurs fourreaux. Elle surveille le type venu tout seul, casque de moto à la main, le regard brillant de haine. Les deux femmes s'écartent afin de laisser passer leur leader et ses compagnons. « C'est quoi ton problème, Dixon ? Kado sait que t'es là ou j'dois l'appeler pour lui expliquer que l'un de ses toutous a rongé sa laisse ? » lâche-t-elle, sa contrariété ne faisant aucun doute. Afin de l'appuyer, elle croise les bras, sa veste de cuir bruissant sous le geste. Elle connaît son nom. Elle les connaît presque tous, les anciens. Les moins anciens. Garder un œil sur le SAMCRO fait aussi partie de son boulot. Et puis, ça leur rappelle qui commence dans les quartiers est.

" T'es pas capable de gérer un simple membre extérieur ? Il te faut l'aval de mon leader ? " Le coin des lèvres de la brune se déforme en un rictus irrité, contenant à peine l'ire qui la ronge déjà, l'ego éraflé par cette simple petite phrase. Si facile. Traduisant si bien la colère qui semble habiter chaque parcelle de l'être qui lui fait face. « Pas pour qu'il m'autorise à te botter le cul, alors méfie-toi. » rétorque-t-elle vertement, appuyée par la meute dont grondements et crocs dévoilés trahissent eux aussi les risques inconsidérés pris par le Sons. Seules les deux autres femmes ne bougent pas. Pas encore. On tique mais on ne bougera pas tant qu'on n'aura pas reçu d'ordre. Mais lui, l'a-t-il seulement entendu ? Elle en doute. Car déjà, l'homme crache ses accusations nébuleuses. Cleo aperçoit d'un bref coup d’œil le bout de papier froissé qu'il brandit en éructant, exigeant. A chaque mot supplémentaire, son vis-à-vis semble perdre davantage ses moyens. Ses mâchoires crispées, ses muscles tendus ... Les prunelles humides, comme si un sanglot pouvait lui échapper d'un moment à l'autre. Est-ce qu'elle s'en émeut ? Absolument pas. Le faciès de la First Lady reste de marbre, insensible à la détresse qu'elle reconnaît sous la rage. La sienne redouble, d'ailleurs, tandis qu'il ordonne qu'on lui fasse amener « la meurtrière ». Mais de quoi parle-t-il ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire de plaque, de voiture, de protéger quelqu'un un certain soir ? Elle connaît le SAMCRO, oui, mais pas toutes leurs histoires. Pas tous les passés parfois brisés de ses membres. Ou du moins, elle occulte l'inutile, ce qui ne pourra pas lui servir.

Cette fois, elle effectue un pas en avant. Les chiens, eux, ne bougent pas. Preuve qu'elle ne craint pas de s'exposer seule, quand il le faut. Certainement plus par témérité mal placée que par souci d'image. « A qui tu parles, là ? A QUI EST-CE QUE TU CROIS T'ADRESSER, HEIN ? Y A AUCUNE DE VOS POULES, ICI. » qu'elle martèle sur le même ton, bras décroisés, poings serrés à son tour, insultantes envers toutes ces femmes qu'elle respecte cependant, à défaut que le SAMCRO le fasse - selon elle. C'est bien connu, à quel point elle peut être explosive. Partir au même quart de tour que les bagnoles dont elle a la charge. Surtout quand ça concerne l'une d'entre elles. Peut-être elle, d'ailleurs. « Je pourrais trouer ton joli petit cul pour avoir osé mettre les pieds sur notre territoire en ennemi. Parce que t'es bien un ennemi, là, pas vrai, Dixon ? Parce que les amis, ils parlent sur un autre ton. Et surtout, putain de merde, ils expliquent ce qu'ils veulent ! » Un octave moins haut, pour autant, elle ne décolère pas. Au contraire, elle se fait plus menaçante encore. Un autre pas. « Parles et fais-le bien. Je t'amènerai personne tant que tu m'auras pas dit pourquoi tu cherches l'une des mes sœurs. » Son rictus se fait presque triomphant. Il est un homme, mais elle domine. Elle va gagner. Le contraire n'est pas envisageable. Jamais.

Qu'on se le dise : ce que chaque membre du SAMCRO fait de son entrejambe, la First Lady s'en contrecarre au plus haut point. Sa mauvaise foi est d'ailleurs des plus criantes, quand on sait que dans les débuts de sa vie d'adulte - ou de fin d'adolescence -, elle a été considérée comme la « régulière » de l'un d'eux. Mais justement parce qu'elle a passé pas mal de temps dans leurs pattes, pas toujours aux endroits les plus fréquentables, elle sait comment certains traitent les femmes de leur giron. Comment ils se permettent de leur parler. Du temps de son oncle Aaron, les choses étaient certainement pires. Elle s'est coupée de leur monde machiste à peu près au moment où Kado a pris la relève. Elle suppose que désormais, les choses sont meilleures, sans parvenir à en être convaincue. Sinon, leurs « poules » cesseraient d'affluer parmi leurs rangs.

Mais là n'est pas la question, au final. Le fait que Dixon se soit senti pousser des ailes, osant répliquer à son accusation furieuse, n'a fait qu'alimenter sa propre hargne. Ainsi que son sadisme latent. Une partie de la jeune femme a toujours éprouvé un certain plaisir à se repaître du malheur des autres - quand ils ne font pas partis des siens. Il souffre. Elle le voit. Elle le sent. Et plutôt que de comprendre sa détresse, elle le pousse à puiser plus profondément encore dans les maigres ressources dont il dispose à cette heure.

Tandis qu'il consent à légèrement expliciter, elle lui arrache le papier des mains. Son pouce et son index tenant le bout froissé se crispent légèrement. Elle connaît cette plaque. Et elle sait qui conduisait la voiture voilà cinq ans. Si elle n'était pas à ce point entraînée à maîtriser ses émotions dans ce genre de situation, nul doute que ses traits se seraient chiffonnés et qu'elle lui aurait jeté le morceau au visage avant de se détourner. Au lieu de ça, son rictus s'étire davantage. « C'est moi qui juge de ce qui est personnel et privé, Dixon. Pas toi. » répond-elle à son « alors ? » nerveux. Sans autre forme de procès, et encore moins de douceur, elle lui plaque la paume de la main renfermant le papier sur le torse. « Reprends ta moto et casse-toi. On t'appellera si on a quelque chose à te dire. » La réponse ne suffira probablement pas au biker. Il est remonté comme une pendule, venu chercher une vérité qu'elle n'a pas envie de lui donner. Ou plutôt, qu'elle ne peut lui donner sans consulter ses sœurs avant. « Je t'ai dit de te barrer. » Elle retire sa main avec une lenteur exagérée. Sur le qui-vive. Prête à toute éventualité.

La main du Son sur la sienne, aussi bref fut le geste, lui fait l'effet d'une décharge électrique. Parce que si le contact fut, pour sa part, d'une violence volontaire, elle ne ressent pas le même écho de celle de Dixon. Ce qui, clairement, dérange l'Imperator. Habituée qu'elle est à ce qu'on lui réponde par la même à ses vociférations ou injonctions, elle est toujours malgré elle désarçonnée par la tempérance de certains. Fort heureusement, ce sentiment désagréable ne dure pas. La garde qu'elle a eu la stupidité de baisser l'espace de quelques secondes se voit franchie. En une enjambée vorace, le biker est presque sur elle. Il doit faire vingt kilos et deux têtes de plus que la jeune femme. Elle a d'ailleurs tout le loisir d'aborder ce déséquilibre apparent de forces alors qu'il lui vitupère au nez qu'elle serait en train de protéger une « saloperie de criminelle ». Déjà largement échaudée par cette rencontre imposée et imposante, elle ne fait pas taire ses chiens. Il lui semble même ouïr le son délicieux d'un fusil qu'on épaule. En revanche, elle ose rapprocher son visage de celui, congestionné de colère, de Vaughn. « Va te faire foutre, pauvre connard. Insulte encore une fois l'une de mes sœurs et je te démonte la tronche, dent par dent, une burne après l'autre. » s'insurge-t-elle d'une voix glaciale. Ses poings sont serrés, à une phalange d'en découdre. On dirait qu'autour d'eux, le temps s'est suspendu. On retient son souffle, guettant le moindre signe, celui qui dira au reste du groupe que la bataille est lancée. Mais rien ne vient. Et pour cause : " Cette voiture a causé deux décès, ma famille a été brisée... je ne demande pas de pitié, mais je suis sûr que vous avez assez de sens moral et d'éthique pour m'apporter des réponses. " Ses yeux s'écarquillent légèrement. Alors, c'est de ça dont il s'agit. Vague réminiscence du drame qui a fauché la famille Dixon, quelques années auparavant. Parce qu'elles sont leurs alliées, parfois leurs sœurs à eux aussi, leurs mères, voire leurs femmes pour certaines - oui, cela arrive -, elles étaient aux funérailles. Où était-elle, ce jour-là ? Au cimetière, bien sûr. Comment a-t-elle pu oublier ? A croire qu'une partie de ses souvenirs ont été emportés avec son humanité. Cette dernière qui se délire avec le temps, patinée par l'ambition, racornie par un ersatz de mégalomanie. " S'il te plait. Ne me laisse pas sans rien. " Le sablier tremble toujours de ce temps qui ne semble plus vouloir s'écouler. Même les canidés ont cessé de gronder.

Finalement, un soupir proprement agacé. Elle se recule. « Tu fais chier ! » Evitant son regard, elle se tourne vers les autres Imperator. « On rentre. Avant que les flics débarquent pour de bon. J'ai pas envie de voir la gueule d'Hartman en plus du reste. » Avant que l'homme dans son dos ait pu protester, elle pivote de nouveau vers lui. « Tu viens avec moi. Pas d'armes, pas d'esclandres. » D'un signe de l'index, elle l'invite à le suivre. Les quatre chiens entourent Vaughn alors qu'elle s'arrête près de Marissa, murmurant un : « Réunis le Conseil. Et appelle Enid. Merde, qu'elle vienne immédiatement ! » L'Imperator hoche la tête. Dans son regard se lit la perplexité. « Tu crois que c'est l'une de nous qui ... » « Le Conseil, Mari. » « Ok. » La First Lady paraît si crispée que l'autre femme n'ose pas en demander plus. Surtout que des oreilles affutées traînent à moins de deux mètres.

A peine ont-ils franchi les portes de la casse que les chiens se dispersent entre les cadavres de voiture. Vaughn et Cleona sont « escortés » par deux Imperator jusqu'au pré-fabriqué éclairé servant à la fois de magasin et de salle de repos. On y fait entrer le Son en premier. A sa vue, la plus jeune des occupantes, à savoir Margot, le dévisage à travers ses énormes binocles. Du bout de l'index, elle redresse la monture, puis tourne le regard vers sa mère qui suit l'inconnu. Cleo, quant à elle, lui adresse un sourire chaleureux, maternel, loin de sa mauvaise humeur première. « Vaughn va rester un peu avec Zora et toi, ma chérie, d'accord ? Il va t'aider avec tes exercices de maths le temps que maman revienne. » Son crayon toujours à la main, la petite fille hoche la tête. Ses lunettes redescendent, mais elle n'en fait pas cas. Ladite Zora est assise aux côtés de Margot. Pas d'armes apparentes. Apparentes, on a dit. Elle se lève pour laisser sa place au biker. « Tu peux t'assoir, si tu veux ! » s'exclame l'enfant à l'attention du Son en tapotant le siège désormais vide. « Inutile de te préciser ce qui se passera si tu essaies de lui faire quoi que ce soit. » prend la peine de prévenir la leadeuse. Sans grande conviction. Elle ne l'aurait jamais emmené ici si elle craignait pour la sécurité de sa fille. Après tout, s'il est ici, c'est bien parce que, justement, il tient à ses enfants autant qu'elle. Et c'est parce qu'ils ont ce point en commun qu'il n'est pas reparti bredouille. Elle se détourne et sort de la pièce. Elle doit parler à l'IC. L'affaire doit être réglée. Ce soir.

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Deux bonnes heures s'écoulent avant que la First Lady ne réapparaisse. A sa grande surprise, Margot ne s'est pas endormie sur son cahier mais ... La tête sur les genoux du biker. Le pouce dans la bouche, les lunettes de traviole, elle semble en paix. Cleona ne trahit pas d'émotion particulière, si ce n'est une fatigue visible dans sa posture plus voutée que lors de leur affrontement. La réunion fut quelque peu ... Animée. « Tu peux sortir, Zora. Et ramène Margot à la maison, s'il te plaît. Jonas ou Erin la coucheront. Vérifie aussi que Noah est bien au lit et par sur son téléphone. » La jolie rousse acquiesce avec un sourire. Elle est d'une compagnie agréable, plus tranquille que la plupart des Imperators. Tout juste intronisée, Zora ne fait pas de vagues. Et surtout, elle la connaît depuis qu'elle est enfant. Comme à toutes les autres, elle lui voue une confiance aveugle.

Une fois sa sœur et sa fille - laquelle a à peine gémit quand on l'a délogé de son nouveau coussin préféré - dehors, Cleo se laisse choir à côté du biker. Elle ne parle pas tout de suite. Se frotte les yeux. Ses mots, elle doit le choisir soigneusement. « Tu ne t'es vraiment pas fait des copines à l'IC, avec ton petit spectacle. La prochaine fois, avant de débarquer comme un fou, passes un coup de fil. Ça fera gagner du temps à tout le monde. » commence-t-elle, entre embarras et humour. Puis, tout à fait sérieuse : « Je sais à qui appartient cette plaque. Et aussi que quoi qu'on t'ait dit, c'est pas cette voiture qui a ... Causé l'accident. Je le sais parce que c'est ma sœur, je veux dire ma sœur de sang, Enid, qui la conduisait. La raison pour laquelle la peinture s'y trouvait - parce qu'il doit s'agir de ça -, c'est que Vera et elle ont eu un petit accrochage sur un parking quelques jours avant le drame. Vera devait venir pour qu'on lui refasse la carrosserie gratuitement. » Elle s'oblige à laisser ses prunelles plantées dans celles de Dixon. Il doit voir qu'elle ne lui ment pas. Elle n'oserait pas. Pas à ce sujet. « Mais Vera n'est jamais venue, bien sûr. » Sa voix s'étrangle légèrement et elle doit se racler la gorge pour ne pas perdre contenance. Penchée, coudes sur les genoux, mains jointes entre elles, elle termine : « C'est pas nous, Dixon. Aucune d'entre nous. » Et elle en serait presque désolée. Comme si le contraire aurait pu l'aider d'une manière ou d'une autre, adoucir cette peine qui l'a frappé dès les premiers instants de la soirée.